"Nous ne savions pas que nous vivions ici, dans cet immeuble mal isolé mal insonorisé mal foutu, dans cette banlieue quelconque et donc merdique parmi toutes les banlieues quelconques et merdiques, les plus belles années de notre vie, nous n'avions pas idée que c'était là, dans nos soixante mètres carrés, avec nos deux enfants dans la même chambre, qui cohabitaient avec des lits superposés et un volet qui fermait mal, oui c'était là que nous étions au plus doux de notre parcours, mais comme nous l'ignorions, nous n'avons profité de rien, nous nous sommes contentés de nous plaindre, de nous inventer des souffrances que nous croyions réelles, nous avons gâché ce qui ne reviendra peut-être pas. Aujourd'hui que j'ai compris cela, je ne sais comment me pardonner, comment accepter d'avoir ainsi dilapidé ce qui était précieux. Mais nous imaginions que la vie se déroulait selon une ligne droite et que l'avenir serait forcément meilleur, nous pensions que la vie s'améliorait au fur et à mesure, c'est ce que nous observions autour de nous, chacun attendait ce qui allait le libérer, nous pensions que le bonheur était une conquête, une promesse, qu'il arrivait après une suite d'empêchements, après une série d'obstacles, une succession d'espoirs. Il manquait au départ toujours quelque chose, il manquait une voiture, un diplôme, un amour, un enfant, un appartement, un travail, un jardin, il manquait de l'argent, la vie n'était que manque mais le temps allait tout résoudre, allait tout construire, tout simplifier."

Brigitte Giraud, Pas d'inquiétude